La pause déjeuner

Force est de constater que la porte du restaurant est fermée. Mais où trouver une autre adresse dans ce bled perdu, au bout du monde ? 13h00, un jeudi, normalement il aurait dû être ouvert. Il se trouvait bien ennuyé avec son groupe de randonneurs, plus intéressé par le repas du midi que par la longue marche le long des berges de la rivière. Il y en a bien un qui va lui demander « Vous n’aviez pas réservé ? Jean Paul, lui, il le fait systématiquement ». Oui, bien moi, c’est Sylvain et j’ai l’habitude de ne téléphoner que lorsque j’explore un nouvel endroit. Comment faire ? C’est vrai qu’ils ne sont pas bien jeunes. C’est le propre des sorties en semaine. Les mamies aux mises en plis bien nettes n’ont pas voulu porter de chapeaux pour ne pas écraser leurs bouclettes. Une auréole mauve entoure la bouille ridée de Paule. Elle lui rappelle sa grand-mère qui avait la même, mais bleutée quand elle sortait de sa visite mensuelle chez le coiffeur. Paule est bien gentille mais elle a son franc parlé et il l’a déjà bien entendu. Les autres ont tendance à grogner mais ce n’est pas plus simple à gérer. Dans un village de 3.700 habitants, à défaut de restaurant, il va sûrement trouver une supérette. Il y a bien une cabine téléphonique avec une boîte à livres alors on devrait trouver quelque chose à leur coller sous la dent. Donc maintenant, l’objectif, c’est de trouver le magasin, voire la boulangerie. Salé ou sucré, ils vont peut-être devoir choisir. Dans le meilleur des cas, ils auront les deux. Au loin, juste avant un rond-point, il aperçoit les murs pâles d’une école avec son préau.

Bon, leur dit-il, je vous propose de nous avancer jusqu’au rond-point. De là, on devrait voir s’il y a un commerce pour s’acheter à manger. Qu’en pensez-vous ? Janine, la copine de Paule, s’avançant vers lui prend la parole : « Jeune homme, il n’y a pas que l’estomac qui commence à souffrir en silence. Si vous voyez ce que je veux dire, depuis la petite pause sur la place de l’église de Saint Cléry, le thé, le café, l’eau ont circulé. Et comme en cette saison on ne trouve pas de buisson pour s’isoler, sans parler de nos genoux difficiles à plier, il va falloir nous trouver une solution. Vous comprenez ? » « Oui, oui, je vois. C’est urgent ? Urgent, çà va le devenir, lui répond Catherine qui s’est rapprochée. Pour le moment, c’est gênant mais sur la durée, ça va être handicapant. Les hommes, quand ils sont là, trouvent toujours une solution. Aujourd’hui, comme pendant tout l’hiver, ils ne sortent pas beaucoup. Il paraît qu’ils préfèrent lire, quand ils n’ont pas un rhume, le nez qui coule, vous m’avez compris. » « Bon, répond Sylvain, vous voyez là-bas, c’est l’école. Elle devrait être ouverte, je suis sûr qu’on va trouver tout ce qu’il vous faut, avec en prime de l’eau et du savon. Je vais prendre de l’avance, vous me suivrez. Cà fera une distraction pour les enfants, c’est l’heure de la cantine ». « Il est débrouillard dit Paule à ses copines. Il ne prépare pas bien mais il n’a pas les deux pieds dans le même sabot ». Sylvain file à grandes enjambées pendant que sa petite troupe se remet en marche tout en bavardant. Au rond-point, il inspecte les alentours, disparaît quelques instants et réapparait en leur faisant des grands signes. « Tout va bien, il y a tout ce qu’il faut. L’école est bien ouverte, elle fonctionne encore même s’il n’y a pas beaucoup d’élèves. Les voilà tous ragaillardis. On n’est pas obligé d’y aller tous. Une partie peut attendre ici, sous le préau. Une dame m’a dit qu’on pouvait s’installer sur cette table. On sera bien, à l’abri du vent. » « Vous êtes sûr qu’on va tous tenir Sylvain ? » « Ça devrait être bon, je vais rapprocher le banc et s’il le faut, je resterai debout. Qui vient avec moi ? » Paule et ses copines lèvent le doigt. « Bon on y va. On prend pour tout le monde de la charcuterie, du fromage, des gâteaux secs ? Pas trop, dit Janine, j’ai mon cholestérol. J’ai mon cachet tous les jours, c’est pour ça que je marche tous les jours. Mais je ne vais pas compliquer les choses. De temps en temps, un petit écart, ce n’est pas grave. » Se tournant vers le dernier du groupe, le seul homme, Janine l’interpelle « Et toi Roger, qu’est-ce que tu en penses ? ça t’ira, tu auras assez à manger ? Il faudra que tu te passes de ton quart de rouge, tu te rattraperas ce soir ». Baissant la voix, Janine dit à Sylvain « comme on dit chez moi, Roger, il a pas fait maison ». Sylvain soulève un sourcil et lui renvoie « Il a pas fait maison ? » « Oui, c’est un vieux gars, il ne s’est jamais marié ». « Ah bon, dit Sylvain, comme moi alors. Et c’est où chez vous ? – Ah, un beau pays, chaud l’été, froid l’hiver, au milieu des vaches et des chevaux. Mais encore ? Les plateaux d’Ardèche. Ah oui, mais bon, il faut y aller, je ne suis pas sûr que la caissière patiente longtemps ». La moitié du groupe se lance vers la supérette et envahit les allées silencieuses. Des Oh et des Ah s’entendent dans le magasin. L’heure du choix est arrivée. Pâté ou jambon, cochon ou dinde, fromage à pâte dure, à pâte molle ? Les commentaires vont bon train sur les goûts et vertus de chacun. Sylvain va d’un groupe à l’autre, les mains restent hésitantes tandis que le reste du groupe arrive, renforçant l’ambiance de poulailler. Petit à petit, les choses prennent forme. D’aucuns s’emparent de jambon et de pâtés sous plastique, de gruyère sous vide sans trous. Du pain industriel peine à rester dans un sachet protecteur, laissant s’échapper une croûte bien sèche. « Heureusement que ce n’est pas tous les jours dit Paule à Janine. Je n’ai presque plus d’eau, j’ai envie de lait poursuit-elle ». « Du lait lui répond Janine, les yeux ronds. Du lait de vache ? de l’écrémé, du demi-écrémé ou de l’entier ? Ben… Tu sais, ma cocotte, c’est du UHT, alors quoi que ce soit, ce ne sera pas fameux, pour ne pas dire autre chose ». « Oh, ne gâche pas mon plaisir, je me verrai bien le boire avec des pim’s à l’orange, comme quand j’étais petite ». « Tu régresses ma copine, ce n’est pas parce qu’on va pique-niquer sous le préau qu’il faut faire un retour sur le passé et le bon vieux temps, de quand on était petite. » « Oh moi, j’ai des bons souvenirs, les goûters, les bouquets de fleurs qu’on apportait à la maîtresse, en ce moment, ce serait des bouquets de jonquilles jaunes. » « Bon écoute, on va aller s’installer et préparer nos sandwichs industriels, ça va te ramener au présent. » « Quel rabat joie tu fais ! Tu as vu au tableau, ils en sont à Ma, Ta, Sa ». « Oui et alors, ils ne sont pas en avance, on est déjà au mois de février. De notre temps, tu m’excuses, ça allait plus vite que cela. » « Je ne me souviens plus ». « Allez, Catherine nous a gardé une place. » « Alors les filles, qu’est-ce que vous pensez de notre déjeuner gastronomique, les interroge Catherine, la prochaine fois que c’est Sylvain, je me prépare une boîte avec mes restes. S’il a la bonne idée de réserver le restaurant, mon repas sera tout prêt pour le soir, il aura passé la journée au frais. Il va falloir allonger le pas pour digérer tout cela, je sens déjà le pâté de campagne qui me fait une barre sur l’estomac ». « Moi, je le trouve gentil Sylvain lui répond Paule. Il est plus jeune et moins ronchon que Jean Paul ». Janine acquiesce « Jean Paul est trop vieux, on sent qu’il en a assez de voir nos têtes mais on le fait quand même un peu vivre. Et il ne crache pas sur les petits gâteaux qu’on prépare pour les sorties. Il paraît que Josette ne vient plus avec lui ». Baissant le ton, Catherine ajoute : il paraît même qu’il ne se voit plus du tout ». « Ah bon, je comprends pourquoi il fait grise mine, lui répond Paule. Ce n’est pas la première qu’il trouvait dans un groupe, ajoute Janine mais avec les années qui passent, ça va devenir plus compliqué pour lui. Il va finir tout seul, comme Roger. « Je ne sais pas ce que vous en pensez, dit Paule, mais au final, on n’est pas plus mal toute seule. On fait ce qu’on veut, si on veut, quand on veut. » « Je suis d’accord avec toi, lui répond Catherine, on ne s’embarrasse pas du superflu, il suffit de ne pas s’enterrer dans un trou et de s’organiser pour faire des activités, et tout va bien ». « Bon, je sens mes pieds qui gonflent, dit Paule. On part bientôt Sylvain ? » « Quand vous voulez Mesdames, lui répond Sylvain. Comme on n’a pas perdu de temps au restaurant, on pourra s’arrêter si vous voyez quelque chose qui vous intéresse. » « Quelque chose qui nous intéresse, comme quoi l’interroge Catherine ». « Et bien, si on voit un lavoir, un calvaire, il ne faut pas compter sur les chapelles, elles sont toutes fermées. » « D’accord lui répond Janine, je croyais que vous alliez nous proposer du shopping. » « Du shopping ? Sylvain la regarde, ahuri. « Mais non, Sylvain, je plaisante, je rigole ». « D’accord, d’accord, tout le monde est prêt, demande Sylvain ? ». Chacun, chacune, remballe ses affaires et enlève les miettes qui s’accrochent aux vêtements.

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