Un violon sous les toits

Le jeune violoniste

– Ferme les volets ! N’as-tu pas senti la chaleur ce matin ? Ah non ! Bien sûr ! Tu mènes une expérience immersive de vie d’ours, de marmotte, que sais-je encore, et qui a le toupet d’hiberner en été ! Il est 14h30 et tu n’es pas sorti… D’ailleurs, comment on appelle les feignasses qui, une fois le moindre rayon de soleil apparu, n’en foutent pas une ? Ça n’a pas de nom ! Parce que ça n’existe pas ! Alors, mon petit Thomas, tu lèves tes fesses, tu déplies ton mètre 88, tu fermes ces foutus volets, et tu commences tes répétitions de violon ! Oui ! Sous le toit ! T’as voulu laisser les stores ouverts, profite ! Je te rappelle à toutes fins utiles que tu as une audition la semaine prochaine.

Thomas frémit. Il a complètement zappé l’échéance. Sa ligne d’horizon est perdue dans la brume. le conservatoire lui était sorti de la tête et des ouïes.

Pourtant, il aime ça, le violon ; il en joue depuis qu’il est tout petit. Parcours classique d’un gosse dans une famille bourge.

Samedi : tennis.

Mercredi : violon.

Été : camps de vacances scientifiques.

Le gamin a beaucoup grandi, et il serait le plus grand de l’orchestre. Donc en vue. Trop en vue.

Quand il ressent le besoin de détacher de cette réalité qui n’est plus tout à fait la sienne, il s’échappe « Au Bonheur des Jeux », boulevard de Charonne. Souvent, il y trouve quelqu’un pour l’accompagner aux échecs. Sinon, il complète une table en partie constituée et s’initie à des jeux qu’il ne connaît pas encore.

Hier soir, après la fermeture, il en est rentré, l’étui de son violon sous le bras.

– Alors, ton cours, mon chéri ? Ton prof est content ?

– Oui maman. Très.

Cela reste entre nous, le prod de violon est mort, mais personne ne le sait. Sauf Thomas.

Le jeune homme de 18 ans est monté dans sa chambre et a remis le violon à sa place.

Le professeur

Victor Larcher, le bien nommé, diplômé du Conservatoire, était professeur de violon depuis 25 ans.

Patient, il avait enduré les cris des cordes mal pincées, les gémissements des instruments mal accordés. Ses tympans avaient souffert. Épouvantablement.

Ses élèves les plus avancés l’aimaient parce qu’il était exigeant, tout en réservant un mot d’encouragement par moment. Son nom circulait par le bouche à oreille dans la ville. Prendre des cours avec lui était un must, une ligne dorée sur un CV de prétendant aux plus hautes institutions de musique.

Thomas le connaissait depuis longtemps, et les doutes du garçon dans la poursuite de ses activités rendaient Victor plus dur encore.

Car d’après lui, les doigts et l’oreille de Thomas valaient de l’or. Ses hésitations ? Ça lui passerait ! Il était impératif que Thomas se présente à l’audition de violon. Victor s’est emporté un soir d’été ; il a sommé son élève de refaire une séance de mise en situation.

Le dernier cours

Thomas se retrouve devant le domicile de son enseignant. Il sonne, le silence répond. Curieusement, la porte d’entrée est entrouverte.

Thomas pousse légèrement la porte et appelle : « Monsieur Larcher ? Victor ? ». Le silence s’épaissit. Le cœur du garçon cogne dans sa poitrine. Il franchit le seuil et se dirige vers le salon. L’appartement est dans la pénombre. Le maître a appris la gestion des volets par temps chaud. L’appartement a conservé un semblant de fraîcheur. « Appréciable », se dit Thomas.

Le garçon progresse et découvre Victor étendu à terre, un archet planté dans le ventre.

– Étrange façon de se faire hara-kiri, pense le jeune homme. Ce n’est pas drôle, se reprend-il.

Un violon est cassé en deux, et la tête du professeur bien amochée.

– J’espère que ce n’était pas un Stradivarius, murmure Thomas.

L’élève est debout, le corps de son prof devant lui. Il se met à genoux, pose son oreille contre le nez de M. Larcher. Il ne respire plus. L’index et le majeur sur la carotide ne perçoivent aucun pouls. Le cou est très froid.

Thomas réalise alors que Victor est décédé. Il est horrifié. Que faire ? Appeler la police ? Il a posé sa main sur la porte, on va le soupçonner à coup sûr ! S’il raconte qu’il ne sait plus s’il va continuer le violon, que l’audition suscite peur et dégoût, ce sera un mobile. Pas de prof, plus d’audition.

Miaou.

Thomas sursaute.

Miaou. D’où vient ce bruit ?

Une boule de poils percée de 2 petits yeux est blottie derrière le pied d’une chaise.

La dernière fois qu’il est venu, Thomas n’a pas repéré le chaton. Le pauvre, c’est peut-être le seul témoin du crime.

Désarçonné, le garçon soulève le chaton du sol et lui caresse le dessus de la tête. L’animal ronronne. Le jeune homme se dirige vers la cuisine et saisit un petit sachet de croquettes.

Faire connaissance

Il reste de la place dans l’étui vide du violon ; Thomas y range le paquet.

Il dépose le chaton dans son casque de vélo. Ce soir, il ne prendra pas de Vélib’. Il rentrera à pied.

A la maison, dans la chambre, il sort les croquettes et pose le chaton sur le lit. Un bol vintage Banania est transformé en gamelle d’eau.

– Comment tu t’appelles ? demande-t-il au chat. Tu as un collier ?

Thomas palpe le cou du chaton. Rien.

– Je ne vais pas t’appeler « le chat » tout le temps, murmure le garçon. Mozart, ça te plaît ?

Le chaton incline la tête en regardant son nouveau maître.

– Allez ! Va pour Mozart. Enchanté ! Moi, c’est Thomas. Bon, c’est bien joli tout ça, mais il va falloir s’équiper pour t’accueillir. Attends, je note sur mon tél.

– Un collier

– Une caisse avec la litière

– Un véto.

On tambourine à la porte :

– Thomas ! Thomas ! Ouvre ! C’est grave !

L’adolescent cache le chaton sous le lit, place son index devant ses lèvres :

– Chut ! On ne t’entend pas, hein ?

Il ouvre.

La mère de famille est essoufflée.

– Monsieur Larcher… Monsieur Larcher…

– Quoi, monsieur Larcher ?

La voix de Thomas tremble.

– Il… il est mort ! Et c’est toi qui l’as vu en dernier ! Dis-moi que ce n’est pas toi ! Jure-moi que ce n’est pas toi !

La maman s’agrippe au t-shirt de son fils. Le gamin est ébranlé.

– Non, maman. Il était… quand je suis monté, il ne respirait plus.

– Ton violon ! Pourquoi ton violon est sorti ? Qu’est-ce que tu avais dans l’étui ? Une arme ? Thomas ! Non, ce n’est pas toi, hein ?

L’ado saisit sa mère par les épaules :

– Maman, regarde-moi ! Je n’avais pas emmené le violon. Je voulais annoncer à Victor que je souhaitais faire une pause.

– Et l’audition, Thomas , et l’audition ?

– Je… je n’étais plus sûr de moi.

La mère est déboussolée. Tout lui échappe.

– Viens ! On va au commissariat ! Il faut tout leur dire !

Miaou. Miaou.

Le sol se dérobe sous les pieds de Thomas.

Miaou. Miaou. Mozart apparaît à côté de la cheville gauche du garçon.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

– Comme tu le vois, c’est un chaton. Il s’appelle Mozart.

– Mais… tu m’imposes un chat ? Tu as pensé à Vivaldi ?

– Quoi, Vivaldi ?

– Notre berger belge ! Je ne sais même pas s’il aime les chats, ou s’il préfère en faire une bouchée. Si tu imagines que je dois en plus gérer la guerre de territoire entre les 2, on n’est pas sortis de l’auberge !

– T’inquiète ! affirme Thomas. J’ai vu un doc anglais qui montrait comment favoriser la cohabitation entre un chien et un chat. D’abord, Mozart sera dans ma chambre, et progressivement on agrandira son territoire. N’oublie pas qu’il a un avantage sur Vivaldi. Il peut grimper et se mettre en sécurité en hauteur…

L’interrogatoire

Thomas est assis face à un officier de police judiciaire.

– Bon, je résume. Vous aviez un cours de violon avec monsieur Larcher Victor à 18h. Volontairement, nous n’avez pas pris votre instrument, mais seulement l’étui pour faire croire à votre mère que vous étiez assidu.

Vous vouliez signifier au dénommé Larcher Victor que vous souhaitiez faire une pause dans la poursuite de vos apprentissages musicaux.

J’ai une question : est-ce que monsieur Larcher Victor vous a agressé sexuellement, ou a levé la main sur vous ? Vous a-t-il harcelé ?

– Non, jamais, répond Thomas.

– Bien, je le note. « Le jeune Vals Thomas atteste n’avoir subi aucune violence, verbale, physique ou sexuelle ». Je continue. Vous vous êtes présenté au 2e étage de l’appartement situé au 48 boulevard Magenta, dans l’arrondissement blablabla… Je vérifierai sur Google Maps. Vous avez affirmé que la porte de l’appartement n’était pas fermée. Vous avez dans un premier temps entrouvert la porte et appelé monsieur Larcher Victor. En raison de l’absence de réponse, vous êtes entré dans l’appartement. Est-ce que vous êtes d’accord ?

– Oui, tout ce que vous avez dit est exact, monsieur.

– Bien. Je poursuis. Comme vous connaissez les lieux, vous vous êtes dirigé vers le salon où votre professeur donne ses cours. Vous l’avez trouvé allongé sur le sol, baignant dans une mare de sang, éventré par un archet, et le visage tuméfié. Un instrument à corde de type violon était brisé en deux à côté du crâne. Vous avez vérifié si monsieur Larcher Victor montrait des signes de vie. J’ai encore une question : pourquoi ne pas avoir tenté de le réanimer ni appelé les secours ?

Thomas baisse la tête et se triture les mains.

– J’ai paniqué… tout ce sang… je pensais qu’il n’y avait aucun espoir. Et je craignais d’être mis au trou direct.

– Ah oui ? Avez-vous quelque chose à vous reprocher ? Un passé criminel ? Attendez, je consulte votre casier… inconnu au bataillon. Vous êtes passé entre les gouttes, c’est ça ? Vous saviez que Larcher Victor serait assassiné ? C’était prémédité ?

– Non !!! crie Thomas; C’était un prof dur, exigeant, mais il me suit depuis mes 5 ans. Il m’a conduit aux portes du Conservatoire. Pourquoi je l’aurais buté ?

– Calmez-vous, jeune homme ! Vous étiez sur le point de renoncer à l’audition, et la seule façon de sortir la tête haute, c’était qu’elle soit ajournée, notamment en raison de la mort de votre professeur. Sa mort vous arrange, non ?

– Sur la tête de ma mère, jamais de la vie ! Vous ne racontez que des conneries ! Allez, si vous voulez m’enfoncer, dites que j’ai volé le chaton qu’il avait chez lui !

– Raté ! Ce chaton est la cadeau d’anniversaire qu’il vous avait acheté. Il allait vous l’offrir le jour de l’audition. Vous pouvez donc le garder. Nous avons récupéré ce qui le concerne :

– son carnet de vaccination ;

– sa litière ;

– son collier.

Il vous laisse lui donner un nom. Nous nous sommes renseignés sur son emploi du temps et auprès de témoins dignes de confiance. Vous l’avez appelé comment, le minou ?

– Mozart.

– Ah oui ? Quel drôle de nom !

– Nous sommes une famille de musiciens.

– Mouais. Remarquez, j’ai bien appelé mon chien Kalachnikov… Je rigole ! C’est Popeye. Soit. Je referme la page « 30 millions d’amis ». Revenons-en aux choses sérieuses. Une fois que vous avez emporté le chaton et les croquettes, vous êtes partis en veillant à fermer la porte. Avez-vous croisé quelqu’un que vous n’aviez jamais vu ?

– Non, mais je ne connais pas tous les habitants de l’immeuble non plus.

– Saviez-vous que la femme de ménage passerait à 19h30 ?

– Oui, le la voyais toujours en terminant le cours.

– Vous avez pensé au choc qu’elle subirait en découvrant son employeur ?

– Oui, et j’en suis désolé…

– Un instant s’il vous plaît.

L’OPJ se lève et quitte la pièce. Il revient au bout de 10 minutes.

– On avance ! lance-t-il. Furiani Rose, vous connaissez ?

– Oui, c’est une des élèves de Victor.

– Eh bien, elle s’accuse du meurtre.

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