L’Affaire

On la voyait souvent au restaurant, toujours le même. Il est vrai que notre petite ville en compte peu, et encore moins de bons. Elle avait débarqué chez nous sans crier gare. Personne ne la connaissait, au début du moins. Par la suite, on n’a pas su lesquels de nos concitoyens la connaissaient bien -sauf un qu’on put identifier, évidemment. Chez nous, on parle de tout, sauf de ce qui est personnel. On ne sait jamais.

La première fois qu’elle parut dans la salle de restaurant meublée à l’ancienne, le moins que l’on puisse dire est qu’elle fit forte impression. Elle commanda une des spécialités du chef, un ragoût original où les morceaux de bœuf mijotent dans une sauce épicée, que dis-je, épicée, violente. Le chef était aux anges, car il avait peu d’occasions de la cuisiner : pour la plupart d’entre nous, cette mixture exotique a quelque chose de barbare. Ce seul choix la faisait sortir de l’ordinaire, et pourtant ses préférences culinaires n’étaient rien auprès de ses extravagances vestimentaires : elle portait une robe de soie noire et des gants en dentelle bleu acier, auxquels répondait un sac à main microscopique de la même teinte. Au-dessus de tout cela trônait une beauté glaciale, c’est le mot qui me vient car les yeux transparents et le rouge à lèvres écarlate me la faisaient paraître telle.

Peu à peu, on s’habitua. Elle mangeait toujours seule chez Oscar -c’est ainsi que s’appelle le chef, tout comme son établissement, honorablement noté dans les guides gastronomiques. En revanche, elle bavardait avec les uns et les autres, et saluait Pierre ou Paul dans les commerces.

C’est quelques mois après son arrivée que l’Affaire éclata. L’Affaire, car dans la manière dont toute la ville prononçait le mot on entendait sonner la majuscule. Rien de semblable, de mémoire humaine, n’avait ébranlé notre cité, où l’inconvenant se dissimule derrière l’épaisseur des murs en pierre de taille et les triples vitrages, et où le crime est de l’ordre de l’impensable. La demoiselle au violoncelle avait été victime d’une tentative de viol.

Il faut dire ici, bien sûr, qui était la demoiselle au violoncelle, ainsi que toute la ville l’appelait. Mademoiselle Schmitz, dont le nom alsacien devait être imprononçable par des gosiers méridionaux, était dans nos murs de bien plus longue date que la femme aux gants bleu acier. Elle faisait partie du paysage, si vous voulez. Elle était arrivée dans notre petite gare, un matin frais d’automne, avec pour tout bagage une malle à l’ancienne, de celles, énormes, dont le fond et le couvercle semblent de bois et les arêtes sont renforcées de cuir clouté, et aussi un étui à violoncelle, évidemment. Si elle n’avait été ainsi lestée, sa silhouette frêle, semblait-il, aurait pu s’envoler dans une rafale.

De fil en aiguille, on apprit tout ce qu’il y avait à savoir, ou presque. Elle était arrivée seule, et approchait de la trentaine, de sorte que le mot demoiselle s’installa dans les conversations locales. Elle enseignait le violoncelle et venait d’obtenir un poste au Conservatoire du chef-lieu. L’ambiance campagnarde et les prix modestes de l’immobilier l’avait attirée chez nous. Elle avait un minois, qui sans hypnotiser, accrochait les yeux des passants de sexe masculin, et elle laissait leur regard s’appesantir sans manifester de gêne. Ajoutez à cela des cheveux clairs et des yeux bleus venus de sa province lointaine, et vous comprendrez qu’il n’y avait pas lieu d’anticiper un célibat prolongé.

Aussi la rumeur ne surprit-elle pas. Elle intéressa, cependant, elle passionna même. Jugez plutôt : les commérages la déclarèrent promise à Monsieur Peyrac, un pilier de notre ville. Ce notable quinquagénaire, plus craint que respecté, reçu dans toutes les maisons qu’il jugeait dignes de son rang, avait construit un empire immobilier en reproduisant les méthodes qu’avaient appliquées son père et son grand-père aux terres agricoles. La vigilance était sa qualité première. Aucun héritage compliqué, aucun petit entrepreneur dans le tracas, aucun immeuble menaçant ruine ne lui échappait. Et il achetait. Puis il retapait si nécessaire, vendait, très bien, achetait mieux avec le produit de la vente, et ainsi de suite. Simple, répétitif, mais efficace.

On ne s’étonna pas, donc. La richesse achetait la jeunesse, ces choses-là arrivent, et Peyrac s’achetait de la jeunesse artiste, ce qui était une marque de goût. La demoiselle au violoncelle jouait dans certains salons, parfois même chez Oscar, qui remplissait alors, et ses interprétations arrachaient des larmes aux auditrices -dans notre ville, les hommes n’ont pas d’émotions publiques. En fait, elle faisait partie de notre petit monde, et au fond cette histoire ne nous déplaisait pas.

Certaines commères, qui se disaient mieux informées que d’autres, mais qui n’étaient peut-être que plus imaginatives, claironnaient que le mariage se ferait dans l’année. Elles spéculaient sur la liste des invités, excluant les uns, garantissant les autres, ceux dont elles voulaient s’attirer les faveurs, naturellement. Bref, quand l’Affaire explosa, aux tables d’Oscar on ne parlait plus que de ces noces.

Les effets de l’Affaire furent dévastateurs, une réaction en chaîne que nul ne pouvait contrôler. La demoiselle au violoncelle ne se remettait pas de l’agression. Elle croyait se souvenir d’un homme athlétique aux cheveux sombres, mais il était masqué et elle ne savait rien dire de son âge, ce qui, pour la police, signifiait une liste de suspects longue comme le bras, même dans une petite ville. Pis encore, une sorte d’amnésie avait occulté les détails de l’agression dans sa mémoire, de sorte que même ce signalement brumeux était incertain.

L’Affaire tourna au tragique lorsque la demoiselle sombra dans une dépression que les cocktails pharmaceutiques dont on la gava ne parvenaient même pas à dissiper. Elle dut interrompre son activité et les passants, qui s’étaient toujours arrêtés volontiers devant sa maison lorsqu’elle répétait, fuyaient un répertoire devenu déchirant.

Mais le pire restait à venir. L’Affaire allait devenir le Scandale, toujours avec majuscule. Quelques mois après filtra une nouvelle rumeur. C’était désormais la femme aux gants bleu acier que l’on fiançait à Monsieur Peyrac. La chose était plausible, moins séduisante certes que la rumeur précédente, mais plus dans l’ordre bourgeois des choses. La dame avait à peine dix ans de moins que le roi de l’immobilier local, écart tout à fait dans la norme, et on la disait rentière avec un revenu respectable. Bref, si l’Affaire avait introduit un souffle romanesque dans notre cité, qui s’en était grisée, on revenait à la réalité ordinaire.

Sauf que… Sauf que le soupçon, puis son compagnon ordinaire, la calomnie, s’immiscèrent, propagés eux aussi par les commères habituelles. N’était-il pas évident que la tentative de viol avait été orchestrée par la femme aux gants bleu acier, qui avait stipendié un homme extérieur à notre ville pour accomplir le forfait et arracher le notable à sa rivale ? Le journal local, en s’imposant de savantes précautions de langage soufflées par ses avocats, put faire ses choux gras des suspicions.

A la fin de l’année, le Scandale, comme on disait désormais, exila Monsieur Peyrac qui jugea prudent de partir un long moment en voyage, on ne savait où -très loin, jugea-t-on donc. La dame au sac bleu acier disparut de la circulation. Le journal en fut pour ses frais : il n’y avait plus rien à dire.

La ville sombra dans une sorte de torpeur. Non que le Scandale fût oublié, nullement, il persistait sur notre monde comme la tache de sang qu’aucun détergent ne pourra jamais effacer, mais enfin on n’en parlait plus. Il se réveilla au début de l’année suivante de la manière la plus inattendue, et bien plus choquante que lors du premier épisode. Un Scandale au carré, si j’ose dire, plus majuscule que jamais. Ce fut bref et d’autant plus brutal. Ce jour-là, Oscar faisait salle pleine. La police, la seule chez nous qui opère en silence et fait fi de la rumeur, fit irruption dans la salle de notre bistro gastronomique. Elle se dirigea vers la table de Maître Cambourac, notre notaire le plus en vue, un quadragénaire qui a connu une ascension exceptionnellement rapide. Sous les regards stupéfaits, on lui passa les menottes. Il s’avéra qu’il était l’agresseur de la demoiselle au violoncelle.

La ville ne s’en est pas encore remise. Quant à la rumeur, qui ne se tait jamais, elle assure aujourd’hui que Monsieur et Madame Peyrac continuent à faire fortune dans le Nord de la France.

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Une réponse à L’Affaire

  1. Sylvie W dit :

    j’aime ces expressions lapidaires qui disent tellement de choses et en sous-entendent encore plus « l’inconscient se dissimule derrière les murs de pierre »; « l’Affaire dont on entendait sonner la Majuscule ».

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