La possibilité d’une ville

Le petit café de la gare de M. est fermé.
Evidemment, soupire Aurore, comme tous les restaurants depuis plusieurs mois, il fallait s’y attendre.
Romain fait la grimace : c’est ici qu’ils ont l’habitude de grignoter un hot-dog en attendant le train, après leur semaine de ski aux Bessins, et tout ce qui vient bousculer sa petite routine lui fait horreur – même si l’on ne peut pas parler de routine pour quelque chose qui n’arrive qu’une fois par an.
Aurore meurt de faim, mais elle a préféré en rire, comme toujours quand elle sent qu’un désagrément, même anodin, risque de plomber un moment de détente. Désamorcer, elle sait faire.

« Allez, ne fais pas cette tête-là, leurs hot-dogs, ils sont pas terribles, tu l’as dit toi-même ! »
Pas vraiment convaincu, Romain s’est fermé, comme toujours lorsqu’il est contrarié. Agacée, Aurore n’a pas d’autre choix que de le suivre dans la petite salle d’attente et elle lui emboîte le pas, sa grosse valise verte dans une main, son sac à l’épaule. Drôle d’idée d’aller s’asseoir là, le ventre vide, pendant près de deux heures, alors que dehors soufflent des parfums de printemps précoce, des fragrances de cerisiers en fleurs et de feuilles qui brillent au soleil. Elle le lui dit, il hausse les épaules, pose son sac à dos et se cale du mieux qu’il peut dans le petit siège inconfortable.
« Des feuilles qui brillent, ça sent rien… Passe-moi plutôt ton téléphone. »
Pas de « s’il te plaît », mais Aurore préfère ne pas relever et lui tend l’appareil.
– Pour quoi faire ?
– Pour continuer ma partie, tu sais, sur ton jeu, là… Tu veux faire quoi d’autre ? »
S’il se met à jouer, il n’y aura plus rien à en tirer. Aurore le sait. Elle commence à sentir monter une petite boule familière : ça part du ventre et ça grimpe jusque dans la gorge, comme un concentré de ras-le-bol et de rébellion qui devrait finir par exploser en paroles lassées, en ultimatum, en menaces même, pourquoi pas ? « J’en ai marre de te voir faire la gueule pour des riens, de toujours agir comme si tu étais seul, de t’enfermer dans tes mondes parallèles, comme un ado. J’ai envie de parler, de te tenir la main au soleil, qu’on écoute de la musique, avec un écouteur chacun, comme avant. Qu’on soit ensemble, quoi ! Mais toi tu t’en fiches. Je me demande pourquoi je reste. »
Sauf que la boule n’accouche jamais de rien d’autre qu’une frustration rentrée, accumulée, grossie depuis des mois par les caprices de plus en plus fréquents de Romain. Pourtant, aujourd’hui, malgré les vacances qui s’achèvent et le retour à Paris, Aurore a décidé d’être heureuse. Ce soir, ils doivent fêter l’anniversaire de leur rencontre : cinq ans déjà. Elle aura juste le temps de confectionner son « menu spécial », rapide et savoureux, celui dont il rafole. Ils mangeront un peu plus tard, c’est tout.
Cinq ans. Un quinquennat. Quelque chose qui s’achève. Un point de rupture, le premier volet d’une longue histoire… ou le début d’un nouveau cycle ?

Il faut qu’elle pense à autre chose. Les gargouillis sonores de son estomac lui offrent cette diversion. 13h40. Elle va acheter à manger, elle en profitera pour se dégourdir les jambes. Pas question de rester croupir ici en silence jusqu’à l’arrivée du TGV 7612. Il faut qu’elle s’en aille, qu’elle marche, qu’elle regarde, qu’elle nourrisse son ennui autrement qu’en contemplant le navrant spectacle des cinq autres voyageurs arrivés entretemps, le nez rivé sur leur portable. Ça en fait six, avec Romain. Aurore ne fera pas partie de ce septuor-là. D’ailleurs, elle a toujours détesté les salles d’attente. Qui peut aimer ces endroits-là ? Elle prend son petit sac et se lève. Elle tente quand même le coup.
« Tu viens avec moi, je vais faire un tour ? »
Romain lève à peine les yeux.
« Non, je peux pas, tu vois bien… »
Aurore lui sourit, malgré sa rancœur. Sourire n’est pas mentir, disait sa mère. Et pourtant…
« Tu pourras acheter une bouteille d’eau et des chips ? Enfin, si tu trouves une supérette dans ce trou… Et n’oublie pas l’heure ! »

13h50. Il n’a fallu que cinq petites minutes de marche pour que la boule desserre son étreinte. A la place, une nouvelle sensation, une légèreté, une liberté, une délicieuse insouciance. Comment résister à ces émotions-là ?
Alors elle inspire un grand coup et part droit devant, tout en serrant son petit sac contre son cœur battant, infusé d’une énergie nouvelle. Elle traverse un parc, monte des marches, se perd dans les ruelles, sans réfléchir, tout à l’ivresse de s’abandonner, de s’offrir son caprice à elle, cette échappée belle dont elle ne sait pas au juste ce qui va sortir. Mais qu’importe, comme dit sa mère : « Profite, déguste l’instant présent… »
Aurore savoure. Elle a dû passer devant une dizaine de boulangeries ou de supérettes sans les voir. Elle a oublié les chips et la bouteille d’eau, elle a presque effacé Romain.

Il commence à faire vraiment chaud, une douceur anormale pour un début mars. Ou alors est-ce la marche ? Aurore ôte son anorak de ski et poursuit sa route buissonnière avec enthousiasme. Les restaurants tristes et abandonnés n’arrivent même pas à gâter son plaisir. L’ivresse de tout à l’heure n’était pas de ces euphories fugaces, instants éphémères saisis à la volée pour fuir un quotidien trop sage. Non, cet entrain impromptu semble bien décidé à jouer les prolongations. Il redescend juste assez pour qu’Aurore prenne une conscience plus pragmatique du petit monde qui l’entoure, foule anonyme, pressée ou oisive, commerces aux rideaux tirés ou aux devantures riantes. C’est devant l’une d’elles que l’idée lui vient.
Et si elle restait ici ?
La boutique n’a rien d’extraordinaire, ça n’en est pas vraiment une, mais Aurore voit cette agence immobilière plutôt quelconque comme une passerelle potentielle vers une nouvelle vie. Dans un lieu où elle pourrait poser ses cartons et partir vers autre chose. Une vie sans Romain, ici, dans ce « trou », comme il dit. Et pourquoi pas ?
Les photos d’appartements qu’elle voit derrière la vitre semblent à Aurore autant de foyers possibles, d’asiles inattendus.
Et si elle restait ici ?
Ces cinq petits mots résonnent comme un mantra. Aurore s’imagine dans cette chambre bleue de 15 m2, à savourer, seule ou avec un amoureux, d’interminables grasses matinées, voluptueuses ou oisives, sans souci de l’heure ou des obligations. Elle se voit dans cette cuisine rouge « refaite à neuf », à mitonner d’incroyables soupes ou d’irrésistibles blanquettes. Elle se projette dans cette salle de bains à l’émail immaculé et au carrelage couleur chocolat. Elle se rêve, affalée dans ce chesterfield couleur rouille, un chat lové tout contre elle, dont elle goûte les ronrons satisfaits. Aurore a tellement soif de ne plus se sentir chez elle, dans ce trois-pièces étriqué aux faux airs d’appartement témoin, à Bastille, qu’elle a toujours détesté et qui fait l’orgueil de Romain.

L’agence est encore fermée. Elle ouvre à 15 heures. Elle regarde sa montre : 14h50. Déjà ? Elle est donc partie depuis une heure ? Romain doit commencer à s’inquiéter…
Ivresse qui s’évapore. Boule qui remonte. Migraine qui martèle. Mains qui tremblent. Jambes qui flageolent.

Aurore panique. Elle ne sait plus quoi faire. Un inconnu la regarde. Elle doit avoir l’air d’un oiseau effaré, petite chose perdue et fragile. Il faut qu’elle se reprenne.

L’homme se rapproche. Il doit avoir la petite quarantaine, pas très grand, mais plus que Romain, plus maigre aussi, avec des cheveux châtain clair en bataille. Pas franchement beau, mais attirant. Du genre qui rassure. Pourquoi fait-elle attention à tout ça ? Aurore se surprend elle-même, elle rit. L’homme a l’air déconcerté, il sourit aussi, l’air un peu gêné :
« Ça va ? »
Elle a envie de lui répondre que non, ça ne va pas du tout, je suis sur le point de torpiller ma vie ou alors de la sauver, c’est selon… Evidemment, elle ne dit rien de tout ça, redresse la tête, lui sourit, un sourire vrai, pas comme tout à l’heure, et le remercie. Elle aime déjà son regard.
« Pas de problème, juste un petit malaise. Je n’ai pas déjeuné. »
Qu’est-ce qu’elle cherche ? Qu’il l’invite ? « Ah, moi non plus, quelle coïncidence. » Ça faciliterait tellement les choses ! Mais non, il se contente de sourire, encore, un sourire poli, un peu gêné, et il lui désigne un petit restaurant, au coin de la rue. Deux tables sur tréteaux ont été installées, avec des menus sur des ardoises et des bouteilles alignées.
« Vous devriez essayer leur plat du jour, ils servent à emporter. Il est un peu tard, mais ils ne sont pas regardants sur l’horaire… »
Un petit signe de la main et il s’éloigne. Déjà ? pense Aurore.
Elle a un peu honte, elle n’a pas encore quitté le costume de sa vie d’aujourd’hui qu’elle voudrait badiner ? C’est un signe, dirait sa mère.
15h10. Le TGV part dans quarante minutes. Quarante minutes, c’est long pour attendre un train, mais tellement court pour prendre certaines décisions. Un petit vent frais s’est mise à souffler, qui caresse le visage d’Aurore, comme pour lui dire : « Allez, vas-y, bouge ! » Elle remet son anorak et trottine jusqu’à la brasserie.

15h22. Aurore déguste à belles dents un bœuf bourguignon à même la barquette, assise sur un muret, près d’une église du XVe siècle. C’est bon, chaud, simple, réconfortant. De là, elle peut apercevoir la gare et les rails qui miroitent sous le soleil. Elle sirote un peu de menetou-salon, son vin préféré, et repose le gobelet sur le mur. Elle pense à Romain. L’inquiétude et l’incompréhension doivent avoir fait place à la colère, elle en est sûre, elle le connaît. Mais connaît-on vraiment les gens, même quand on les côtoie depuis cinq ans ?
Aurore jurerait qu’à cet instant, plus que l’angoisse de l’accident, la peur d’une agression ou de n’importe quoi d’autre, c’est une autre question qui doit préoccuper Romain, un choix comme il les déteste, plus encore que le carrelage couleur chocolat et les chats qui ronronnent : va-t-il devoir rester ici ? Manquer son train ? Prévenir la police ? Il ne peut même pas l’appeler, il lui a pris son téléphone !
Aurore a honte, plus que tout à l’heure, avec cet homme qu’elle aurait pu suivre, aiguillonnée par un désir primaire, dans un prolongement logique et sans calcul de son coup de tête. Elle a honte d’infliger ça à Romain, il n’est pas d’un caractère facile, c’est vrai, mais lui faire ça, quand même…
Elle referme la barquette vide, termine son gobelet de vin. Elle se sent très légèrement ivre, de ces ivresses qui gomment les peurs et les états d’âme, qui donnent envie de foncer, de décider. A cet instant, la crainte de regretter, plus tard, n’est même pas une option.

15h30. Encore vingt minutes. Aurore repense à la cuisine rouge, au carrelage chocolat, à la chambre bleue, à la petite robe printanière observée dans une boutique, à cette coupe de cheveux vue chez un coiffeur qui pourrait devenir le sien… Elle pense à ce que serait sa vie ici, loin de Paris. A son job de traductrice. Elle pourrait télétravailler, elle le fait depuis un an, tout a changé maintenant…
Alors ?
Courir ou rester ici ? Prendre le TGV ou reprendre son envol ?  Sauver les meubles ou s’en acheter de nouveaux ? Recoller les morceaux ou mettre un grand coup de pied dans les fondations de son couple ?
Elle se lève et commence à marcher, comme tout à l’heure, sauf que cette fois, c’est dans l’autre sens. Et son pas est moins léger.

Elle doit être à une cinquantaine de mètres de la gare quand elle le voit. Romain. Il vient de sortir, une valise dans chaque main. Sa valise verte. Aurore pense à ses affaires, à tout ce qu’elle laisse derrière elle, des choses matérielles, certes, mais qu’elle aime aussi, qui font partie d’elle.
Romain regarde à droite, à gauche, sans la voir. Il a l’air tellement perdu. S’il la voyait, ça changerait tout. Il lui ferait signe, il l’appellerait, elle le rejoindrait, forcément.
Oui, mais voilà : il ne la voit pas.
15h40. Aurore doit se décider, et vite. Elle n’y arrive pas. Si elle revient, elle va lui raconter quoi ? Quel mensonge pourrait expliquer son escapade ? Elle cherche et ne trouve pas. Est-ce si important ? Bien sûr, que ça l’est. Ça qui lui donne le vertige. Dans sa tête, un grand blanc. Pourtant, avec un peu d’imagination… Et Dieu sait qu’elle n’en manque pas, d’habitude. 

A quoi tient une vie. A un mensonge qui nous échappe, à une explication que l’autre ne va peut-être même pas demander, car il aura compris, il aura senti le vent de la menace. Et tout ce qui lui importe, finalement, c’est qu’ils le prennent, ce train. Ensemble à nouveau.
Mais ça, Aurore l’ignore. Elle n’imagine pas une seconde le tsunami intérieur qui s’est emparé de cet homme qu’elle a tant aimé. Elle ne pense plus qu’à elle, pour une fois, se dit qu’elle est fatiguée, qu’elle n’a pas envie d’inventer une histoire ni le courage d’affronter une dispute. 

Le combat entre la folie et la raison est terminé, peut-être n’a-t-il même jamais commencé. Aurore tourne la tête, pour ne plus voir Romain. Ne pas laisser l’ombre d’une chance à la culpabilité, sinon c’est foutu.
Ne pas penser. Se retourner et s’en aller. Vite.

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2 réponses à La possibilité d’une ville

  1. aliette dit :

    Un joli texte qui m’a évoqué la lecture (si lointaine) de La Modification… Questions, déchirements, gare et train…
    Merci
    Aliette

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