Quinzoeil

– Qu’est-ce qu’on fait ici ? La porte grince, les plantes ont grillé, les arrosoirs sont crevés, il n’y a pas d’eau à la fontaine ! C’est une déchetterie, ce n’est pas un cimetière !
– Allez, viens, on y va quand même, ça sera pas long. Tu te souviens de Quinzoeil ?
– Quinzoeil ?
– Oui, Quinzoeil !
– Quinzoeil , Quinzoeil, c’est un nom de mouche, ça !
– Non, c’est pas quinze oeils, mais qu’un zoeil, vu qu’il était borgne, il avait perdu son œil droit quand il était môme…
– Quinzoeil ! Mais oui ! Il a été gamin, lui ? On aurait dit qu’il était né vieux !
– …avec son allure d’épouvantail à moineaux et des poils partout sur la face et les bras ! On n’avait pas le droit de trainer près de chez lui, cette espèce de baraque en planches au bout du village, là où il ont construit le lotissement, après les ifs,
– Tu as vu comme ils ont poussé, de notre temps ils n’étaient pas si hauts et fournis.
– « Les enfants, ne ramassez pas les fruits des ifs de chez Quinzoeil , c’est poison ! »
– Ha ha ! tu te souviens de la mère Poirier, tu imites bien sa voix, on croirait l’entendre. Tu sais que ces boules rouges, on en fait des médicaments anticancéreux ?
– C’est peut-être ça qui a fait de lui un centenaire…
– Sérieux, il faisait peur, quand même…
– Pourtant c’était un brave type. Mais il avait ce don, c’est le don qui faisait peur.
– C’est vrai, ça me revient… Le don… c’était quoi déjà, exactement, ce don ?
– Quinzoeil sentait la mort. Il pouvait se trouver n’importe où, et soudain il changeait de voix, il répétait « ça sent, ça sent, ça sent fort » il se mettait à trembler, son œil unique lui sortait de la face, il avait aussi de la bave aux lèvres.
– Il y a de quoi faire peur !
– Il parait que ça avait commencé quand il était jeune, d’abord on l’a pris pour un fou mais avec le temps, on s’est rendu compte que sa crise ne le prenait que là où il y avait eu une mort violente, même longtemps après. La police venait parfois le chercher pour aider dans une enquête. Tu te rappelles, aux Iraniens, c’est grâce à lui qu’on a su pour le frère de l’ambassadeur d’Iran. Il y avait sa photo sur Paris Match. Quinzoeil avec son œil unique exorbité et de la mousse aux lèvres -le choc des photos, tu vois -, et deux flics qui le tenaient aux épaules, sans doute pour pas qu’il tombe, le procureur et d’autres en costard. Ils ont creusé et ils l’ont trouvé, le frère de l’ambassadeur d’Iran. On pensait qu’il avait rejoint la révolution de Khomeiny, mais tintin ! , il était là, sous la dalle et c’est Quinzoeil qui l’avait trouvé.
– Nom de nom… c’est fou cette histoire…
– Quand j’ai passé le concours de commissaire, j’ai dédié mon oral à Quinzoeil. Dans le jury, il y avait qu’un seul prof qui se souvenait de l’affaire des Iraniens, un vieux, il a fallu que je leur raconte tout. – Quinzoeil… ça fait quelque chose, d’être du même bled, quand même.

–C’est vrai, ça me fait comme s’il était un peu de la famille

– Tiens, voilà sa tombe ! Maurice Latreille dit Quinzoeil 1897-1999. Allez, pose ta branche d’if et on y va, si on veut avoir le temps de prendre un petit verre avant le car de 15h17.

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