Il est sage comme une image. Je ne trouve plus rien d’autre à faire que de le prendre dans mes bras, lui faire sentir que je suis là, que je ne le laisserai pas. C’est le temps des câlins. Des câlins pour attendre le grand sommeil, des câlins pour se tenir chaud l’un l’autre. Je me suis assise au sol, contre le mur, tout près de son panier.
Je me remémore ces dernières journées tandis que le train roule vers l’Ouest. J’ai bu un café à la gare, regardé les livres empilés du côté des journaux et des magazines. Je file vers Carteret retrouver mes amis retraités. Angela me l’a dit, depuis que je n’ai plus Poppie, je suis libre. Libre comme l’air, sauf que j’en ai toujours le souffle coupé. C’est ce silence, tout le temps, cette immobilité de l’appartement, du soir au coucher. Poppie dormait dans le salon et moi dans ma chambre, n’empêche, même la nuit me semble différente.
C’est par un automne glacé que j’ai pris ce chien, moi qui n’en n’avais jamais eu. Ce n’était pas un projet, encore moins un rêve, pas même une envie. C’est arrivé comme ça. Au Café du chat bleu, Samir qui est serveur là-bas depuis que j’habite le quartier, racontait à sa sœur qu’il fallait vraiment qu’il trouve quelqu’un pour Poppie. Il lui a tendu une photo. Elle a dit : il est mignon, et puis elle s’est tournée vers la salle, la photo à la main. Il n’y avait que moi, alors elle est descendue de son tabouret de bar et elle m’a tendu la photo : hein, il est mignon ? Samir a ajouté depuis le bac à vaisselle : Poppie. Il s’appelle Poppie. Vous le voulez ? m’a demandé la jeune fille. J’ai vu le sourire de Samir qui a commencé à argumenter : Très gentil chien, cherche nouvelle maîtresse. La sienne vient de décéder, c’était ma voisine de palier. Je lui ai promis que je lui trouverais une gentille famille.
Je suis restée rêveuse. Un chien. Je l’ai imaginé assis à côté de ma chaise, avec sa laisse et son regard tourné vers moi. Deux solitudes en goguette, me suis-je dit. Je me suis entendu demander à Samir : ça dort dans un panier un chien ? Samir a rigolé. Pas forcément, mais celui-là oui. Le panier est donné avec l’asticot ! Il suffisait à Samir d’ouvrir la bouche pour que toute sa joie éclate autour de lui. Prudente, j’ai dit : est-ce que je peux le rencontrer ? Samir m’a proposé de passer chez lui, juste à l’étage, après son service. On savait tous les deux que Poppie deviendrait mien ; ça m’a égayée, vraiment égayée.
De retour chez moi j’ai cherché la place idéale pour le panier. Dans la cuisine, j’ai déplacé la table pour pouvoir loger la gamelle du chien. J’ai ouvert le placard à épicerie et j’ai réfléchi au rangement des boîtes. J’ai cherché dans le bas du buffet mes anciens patchworks. Peut-être que j’en couvrirais le canapé pour le protéger. C’était mal connaître Poppie ; il n’est jamais monté sur le moindre fauteuil. Il préférait mes genoux ou son panier.
Je regarde par la fenêtre du train. Il y a un joli parc avec des grands arbres, des collines dénudées. Le ciel est gris et les lumières se sont allumées dans le wagon. Je sais ce qui m’attend là-bas. L’accueil chaleureux d’Angela et Marc. Le petit déjeuner tôt pour que tous les deux soit rapidement à leurs bureaux. Je sais que je prendrai le vélo d’Angela pour partir arpenter les petites routes au hasard des bifurcations, des indications. Je sais que tout à l’heure il y aura une soupe en train de cuire et du jambon avec du fromage pour le déjeuner. Que le soir venu, nous nous mettrons tous les trois en cuisine pour préparer le dîner. Pour moi ils auront prévu du poisson, en précisant que lorsqu’ils se retrouvent tous les deux il ne cuisinent rien. Chez Angela et Marc j’ai mes habitudes et, même dans le froid qui pique les poumons, j’aime sillonner la campagne et marcher sur les plages immenses bordées de falaises.
Poppie a arrêté de respirer sans que je m’en rende compte. Je m’étais endormie ou au moins assoupie ; il était sur mes genoux. C’était la nuit. Seule la lune éclairait le salon. J’ai posé Poppie dans son panier et je me suis préparé un thé noir que j’ai bu avec du lait et du sucre. Un thé réconfortant, un thé pour regarder Poppie dormir pour toujours.
J’avais demandé au vétérinaire ce qu’il faudrait faire, j’ai donc attendu que le jour vienne pour lui déposer Poppie. Au retour, en passant devant la ressourcerie, j’ai pensé que j’y apporterai le panier, la gamelle et les boîtes qui me restaient. Il y aurait peut-être quelqu’un qui s’apprêtait à prendre un chien et n’avait rien encore pour l’accueillir.
J’ai sorti mon carnet de croquis et j’ai dessiné Poppie, bercée par le train, bercée par l’affection que je ressentais toujours pour lui. À la gare j’ai tout de suite vu Angela avec son écharpe orange citrouille au cou et son grand sourire framboise. Elle m’a ouvert ses vastes bras et m’a tenue serrée contre elle. Elle n’est pas seulement quelqu’un qui écrit des polars distrayant, elle est aussi ma grande amie. Angela m’a dit qu’elle était contente que je vienne rompre leur tranquillité. L’hiver était long, il avait beaucoup plu et Marc traversait une passe difficile. Son roman n’avançait plus, il s’était lancé dans la construction d’un potager mais il fallait attendre le printemps pour s’y coller vraiment. Angela, elle, poursuivait son héroïne et son étude de l’Angleterre du XIXe siècle. Son cinquième roman de la série des Brumes glacées progressait à bon rythme. Elle avait même son idée pour le sixième.
Au déjeuner me dit-elle leur ami Rémi viendrait partager un poulet rôti. Poulet rôti, repris-je avec un brin d’ironie. Angela savait que je faisais allusion à leurs sempiternels repas pique-nique et sourit. Depuis que Marc sèche sur son roman, il cuisine, figure-toi. Alors on déjeune comme des rois – ce qui fait un peu mal au cœur quand on y pense… Je ne fis pas de commentaire, sentant qu’on marchait sur des œufs.
Quand on entra dans la maison par la porte de la cuisine, Marc et Rémi avaient déjà débouché une bouteille de blanc. Angela monta mes affaires dans ma chambre tandis que je m’enquérais des deux amis qui avaient cuisiné ensemble. Je ne connaissais pas Rémi – il venait d’hériter de la maison de sa mère à quelques mètres de là et rentrait surtout de trente ans passés au Québec. Marc me montra des photos anciennes où on les voyait tous les deux adolescents avec les cheveux longs et la moustache. Rémi appartenait à un quatuor à cordes ; il avait passé l’Atlantique pour revenir en Europe. Ses comparses étaient pour l’un allemand et pour les deux autres danois. Plus tard on irait chez lui prendre un apéro.
Le poulet fut délicieux, la purée de céleri rave patates douces aussi, à peine écrasés avec beaucoup de beurre, un peu de lait et de poivre. Après le café, Angela s’éclipsa. Dans le salon, je vis que Marc rangeait un gros cahier bleu. J’imaginais qu’il contenait les pages blanches de ce roman qui refusait d’exister. Marc me dit un mot sur Poppie. C’était gentil, il savait que j’avais le cœur gros et ne voulait pas faire semblant de ne pas s’en soucier. Il expliqua que Poppie était mon petit chien et qu’il était resté avec moi plusieurs années. Rémi sourit. Et comprenait ma peine ; lui-même s’apprêtait à en prendre un. Son rêve de gosse. Courir sur la plage avec un chien, c’est con, dit-il avec tendresse, mais j’en rêve depuis toujours et ça ne s’est jamais fait.
– Alors tu vas te mettre à courir, plaisanta Marc.
– Heu… Disons que c’est le chien qui va courir et moi je lui lancerai le bâton !
On finit par sortir pour rejoindre la plage. C’était marée basse. Rémi marchait entre Marc et moi.
– J’irai chercher ma petite chienne la semaine prochaine à Valognes, tu seras toujours là ?
Je n’avais pas pris de billet de retour, pensant improviser comme souvent. Je haussais les épaules. Je n’avais pas envie de me sentir obligée.
– Peut-être.
Marc reprit :
– Et le prénom, Rémi, Tu t’es décidé ?
– Figure-toi que c’est de nouveau l’année des P. Rémi se tourna vers moi : Ça t’ennuie si je l’appelle Pippa ?
J’étais ravi. Poppie s’en était allé ; Pippa arrivait.
– Non, ça ne m’ennuie pas. Pippa c’est bien ! Je serai là, la semaine prochaine.
Un grand Merci Cécile, pour cette publication. Déjà au cours de l’atelier, ce texte m’avait beaucoup émue. A la lecture, je retrouve une profonde délicatesse et une immense sensibilité. Un très beau récit.
Merci Emmanuelle pour ta lecture. Je suis contente que tu aies été sensible à ce texte. Je me suis inspirée d’un récent séjour dans le Cotentin pour le cadre et de plusieurs personnes qui m’ont témoigné leur étonnement lorsqu’ils se sont vus tout à coup prendre un chien, s’y attacher et découvrir que cette relation leur faisait beaucoup de bien.
A bientôt pour d’autres moments d’écriture,
Cécile
Très joli texte Cécile, plein de sensibilité, que je découvre assise au chaud à Carteret derrière une vitre chauffée par le soleil.
Merci Pascale pour ta lecture. A bientôt pour partager d’autres textes;