Chapitre 1

Sur un papier blanc, un mot. Pas un mot doux. Quoique. Sur un autre papier, quelques mots. Des écritures bleues, similaires et pourtant les mots ne viennent pas de la même personne. Les mots ont-ils la même signification selon de qui ils viennent ? Les mots d’un amant sont-ils plus forts que ceux d’un parent, d’un enfant ?
Sur un papier, une proposition : un café et une madeleine. Sur la table, des pâtes de fruits, aucun rapport. Sur un autre papier, un contenant : un service à thé à l’anglaise, dans lequel on a sûrement versé le café.
Tamara n’a pas faim. Tamara n’a pas soif. Peut-être a-t-elle soif d’aventure. Peut-être a-t-elle faim d’amour inconditionnel.
Tamara vient d’ici, vient de là-bas aussi, d’un pays lointain et du hameau voisin. Elle se sent à sa place pour un moment dans un endroit. Pour combien de temps ? Elle ne sait pas. Elle sait juste quand il est temps de partir. Ne jamais s’éterniser quelque part. Elle vit comme une personne en cavale. Toujours sur le qui-vive, son sac toujours prêt à jeter les dernières clefs dans une rivière. Ne jamais s’attacher. Réfléchir autrement dès que les sentiments s’en mêlent.
Elle ne sait pas l’âge qu’elle a vraiment. Enfant de la rue, orpheline, elle n’a jamais su sa véritable identité.
Alors, elle en change dès que ça lui chante, dès que sa vie ne lui convient plus. Elle part. Parfois loin, parfois elle traverse juste la rue. Tout dépend de l’élan du moment.
Elle vit comme si elle avait fait quelque chose de mal. Elle ne sait pas si ses parents l’ont abandonnée, si elle les a connus quelques jours, quelques mois, s’ils sont morts.
Cet après-midi, Tamara a trouvé ces deux papiers dans sa boîte aux lettres, perdus au milieu de toutes les publicités. Elle a failli les jeter avec le reste. Elle est intriguée par ces deux écritures bleues qui se ressemblent, qui s’assemblent mais qui sont définitivement écrites par deux personnes différentes. Des voisines ? Des copines ? Deux inconnues ?
Et puis, que font ces deux papiers dans sa boîte aux lettres ? Elle n’y a jamais mis son nom. Elle s’approche pour lire les noms inscrits sur les boîtes au-dessus, en dessous, à côté de la sienne.
Au-dessus, avec l’illustration qui va avec, Betty Boop. Tamara se dit que, comme elle, cette voisine s’invente des prénoms, des vies, peut-être même par procuration. Un des mots lui était-il destiné ? Peut-être même les deux ?
Sur la boîte à côté, Jérémy, juste Jérémy. Écrit à l’encre noire. Comme si tout le monde savait qui pouvait être ce Jérémy dans le voisinage.
En tout cas, Tamara décrète que ce n’est pas lui qui a écrit l’un des mots puisqu’ils sont tous deux écrits en bleu, d’une écriture plutôt féminine.
En dessous de sa boîte, ça déborde de courrier, de publicité. Serait-ce la vieille dame de l’appartement 3B ? Ça fait quelque temps que Tamara ne l’a pas vue prendre l’air. C’est vrai que depuis qu’elle est arrivée, elle a su où trouver du sucre dans le quartier sans avoir à lui demander. Tamara s’inquiète pourtant. C’est mauvais signe une boîte aux lettres dégueulante.
Elle monte au troisième étage et tape à la porte délicatement. Elle appuie son oreille à la porte pour attraper le moindre son. La télévision n’est pas en marche. Rien. Pas un bruit, pas un souffle.
La porte de l’appartement 3A s’ouvre. Le voisin s’apprête à partir.
– Je peux vous aider ?, lui demande-t-il.
– Je m’inquiétais pour la dame du 3B, ça fait un moment que je ne l’ai pas vue.
– Ah, vous n’êtes pas au courant ?
– Euh non, que lui est-il arrivé ?
– Les pompiers l’ont emmenée à l’hôpital. Elle avait fait un malaise. Ça doit faire deux semaines maintenant.
– Ah, soupire Tamara. Et vous avez des nouvelles, elle va bien ?
– Aucune idée. Je travaille de nuit alors j’ai un peu de mal à rencontrer les voisins. Les pompiers sont venus à la fin de mon service, du coup, je les ai vus emmener la voisine.
Au fait, je m’appelle Jérémy, et vous ?
Tamara hésite, donner son prénom du moment, un ancien prénom, un faux nom. Elle a peu de temps pour se décider. Ne pas s’attarder. Ne pas s’attacher. Elle lui tend la main :
– Julie, enchantée.
– Enchanté, Julie, peut-être à une prochaine fois. Je dois y aller là, je couvre pour un collègue qui vient d’avoir un bébé.
– Bonne fin de journée Jérémy.
Le palier du troisième redevient silencieux. L’enquête de Tamara piétine. Une odeur de gâteau fait maison descend du quatrième ou peut-être de plus haut. Elle se mélange à une forte odeur de café. Tamara se hisse jusqu’à l’étage odorant. Le café lui chatouille les narines. Elle se demande si ce sont des madeleines qui sont sorties du four. Ça sent tellement bon.
Elle sursaute : la porte du 5A vient de claquer et des pas dégringolent dans l’escalier.
– J’arrive, j’arrive, Betty.
La voisine du 5A s’excuse : ah pardon, je croyais que Betty m’attendait sur le palier. Pour tout vous dire, je suis en retard pour notre rituel café, madeleine. Bon ben bonne fin de journée madame.
La voisine du 5A toque à la porte. L’odeur du café et des madeleines envahit le cœur, l’estomac de Tamara. Un sourire se dessine enfin sur son visage. Elle s’assoit sur une marche de l’escalier pour s’imprégner de cette douceur.
Au moins, c’est sûr et certain, c’est Betty qui a écrit le mot « un café et une madeleine ». Et c’est peut-être la voisine en retard du 5A qui a écrit l’autre. C’est vrai qu’elle avait un petit accent d’ailleurs, léger, très léger. Une anglaise ?
Tamara en doute mais c’est peut-être elle la propriétaire du service à thé à l’anglaise.
L’enquête de Tamara touche à sa fin. Elle ne sait pas pourquoi ces papiers ont atterri dans sa boîte aux lettres, mais peu lui importe désormais.
Elle a croisé trop de personnes aujourd’hui, elle ne veut pas qu’on la reconnaisse, elle ne veut pas s’attacher.
Elle repense à la voisine du 3B partie à l’hôpital. Pourquoi s’en est-elle inquiétée ? Aujourd’hui particulièrement. Il est temps de prendre le large avant de glisser trop vite vers un endroit qu’elle ne maîtrise pas.
Dans son appartement, elle prend le strict nécessaire, déjà prêt, puis un livre. Le livre dont elle repousse la lecture depuis quelques mois. Elle y cale un marque-page au chapitre un, puis enfourne le livre dans sa besace.
Elle ne prend pas la peine de fermer à clef, laisse même la porte entrouverte. Qui, parmi ses voisins, remarquera en premier sa disparition ?
Tamara a pris le premier train de la première gare qu’elle a croisé sur son chemin. Ça l’emmène vers l’Ouest. La ruée vers l’or bleu, se dit-elle, comme l’encre de ces deux petits papiers qui l’ont fait fuir alors qu’ils proposaient juste un doux moment.
Pourquoi Tamara s’éloigne-t-elle constamment de moments qui pourraient adoucir son cœur, de lieux dans lesquels elle pourrait rester vivre jusqu’à son dernier souffle. En cavale. Toujours en cavale. Jamais recherchée pour autant. Le paysage défile devant ses yeux. Elle préfère le train à l’avion. Les sièges sont un peu plus larges, les tablettes aussi. Il y a de la place pour jouer aux cartes, dessiner, colorier, poser un ordinateur.
Dans l’avion, on est les uns sur les autres, le plateau repas tient au millimètre sur la tablette et l’écran télé est minuscule. Dans le train, Tamara respire mieux que dans l’avion.
Ça ne l’empêche pas de voler dans les airs quand son élan est trop grand et qu’il faut partir beaucoup plus loin. Elle se remémore quand elle était au Brésil et qu’elle s’appelait Baïa. La musique, la danse, le soleil, l’insouciance.
Ce soir, son élan l’envoie vers l’Ouest, vers l’océan. Ça fait longtemps qu’elle n’a pas vu la mer, les vagues. Elle a hâte d’inspirer l’iode, d’entendre le cri des mouettes, d’avoir les cheveux au vent.
Le trajet n’est pas si long pour atteindre l’étendue bleue, l’écume blanche et mousseuse.
À la gare, elle se dirige vers un bus au hasard. Pour faire le trait d’union avec sa vie passée, elle choisit le bus 3B. Elle s’arrête à l’arrêt place de la Madeleine, avec vue sur la mer. Des cerfs-volants dansent dans le ciel. Elle s’assoit à la terrasse d’un café, elle demande un chocolat chaud avec une crêpe au miel.
Son regard balaye l’horizon, le ciel se confond avec l’océan. Elle fouille dans son sac pour en sortir le livre. Elle espère y trouver son prochain prénom. Le livre est écrit à la première personne. À quel moment, sur quelle page connaîtra-t-on le prénom de l’héroïne ?
Tamara range son livre, paie son chocolat chaud et sa crêpe avant le retour du serveur. S’échapper avant de parler avec un étranger. Choisir ses mots, en découvrir de nouveaux. Un café et une madeleine. Un chocolat chaud et une crêpe. Changer la boisson, changer de dessert. Changer de prénom. Laisser Tamara derrière, s’appuyer sur des mots. Des mots d’espoir. Des mots d’amour. Maud, c’est ça, Maud, ce sera son nouveau prénom.
Elle s’avance dans le sable mouillé. Dans son sac, les clefs qu’elle n’a pas encore jetées. Il est temps. Elle avance sur un ponton en pierre et en bois. Maud touche le ciel devenu laiteux.
Elle prend de l’élan et envoie les clefs loin, très loin. Elles reviendront sur la rive après avoir dérivé avec le courant. Aucun indice dessus, ni un porte-clefs symbolique, ni une adresse. Les numéros de série vont sûrement être effacés par l’érosion du sel. Maud l’espère.
Une larme coule sur sa joue. Elle l’essuie avec colère. Ne jamais laisser une émotion paraître. Jamais. Cela la perdra. Elle en est intimement convaincue depuis toujours.
Maud s’avance lentement vers la marina à la recherche de son prochain pied-à-terre, ou doit-on dire pied-à-mer.
Elle veut voguer même à l’arrêt. Elle aime cet endroit. Pour combien de temps ?
Sur la poupe d’un petit bateau, inscrit à l’encre bleue, d’une écriture féminine, Maud lit Terra nova. Elle sourit et cherche à comprendre ce nom qui n’est pas raccord avec l’idée de la mer, de bateau. L’élément terre sur l’élément eau, dans un contenant en bois, amarré sur du métal. Le feu brille dans ses yeux. Ce sera sa nouvelle maison pour quelque temps. Un lieu instable, un lieu qui berce. Elle aborde sans permission. Tout est resté ouvert.
Personne n’a pourtant l’air d’y habiter. Maud s’installe, s’endort sur la banquette. La nuit tombe, le ciel est rempli d’étoiles étincelantes. La lune s’arrondit et veille.
Un chat roux se love dans ses mollets.

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