Le couteau se raconte

C’est bien la vie de famille, c’est varié, chaque jour est différent. Quand c’est à Monsieur de faire la vaisselle, par exemple, je peux rester toute la nuit dans l’évier à croupir dans l’eau grasse, avant d’y passer. Monsieur ne fait la vaisselle qu’à la main, le matin. Et quand enfin ça démarre, c’est tonique : un coup dans l’eau chaude, un coup dans l’eau froide, un coup d’éponge (je dirais même plutôt : une bonne claque), et hop, en rythme, sur le séchoir.

D’ailleurs, quand, à table, je fais partie du couvert de Monsieur, c’est la même tornade. Il m’embrasse avec toute la main : dessus, dessous, sur les côtés, et coupe sa viande en y mettant dix fois plus de force qu’il n’en est nécessaire…

Madame est plus douce. Elle me pose délicatement dans le lave-vaisselle, qu’elle met en route scrupuleusement juste après le repas : au moins, pas le temps de moisir dans la graisse. Et quand elle mange, elle me tient précieusement, comme on apprend dans les livres, et me manie par de petits coups bien mesurés. Et puis il y a des cycles dans l’année. Par exemple, pendant les trois mois précédant l’été : plus de viande dans son assiette, juste de la salade et des légumes…c’est plus reposant pour moi.

Chaque enfant de la famille aussi a sa façon de me tenir, de m’utiliser, son style, bien reconnaissable.

Le plus troublant, mais le plus attachant, c’est le petit dernier, qui apprend à m’utiliser. Il se trompe souvent : de main, de sens, de doigt, ou de position du doigt… A moins qu’il n’expérimente, en douce, quand ses parents et sa grande sœur ne le regardent pas. Ce qui est sympa, c’est qu’au moins ça le fait rigoler… en général…. Un peu moins le jour où il m’a planté à fond dans sa petite paume, après m’avoir fait dérapé en essayant d’éplucher une pomme. Oh, il a grimacé, mais pas trop. Il a vu que tout le monde s’occupait de lui, ça l’a rassuré. Et après, il était surtout curieux, curieux de découvrir ce qui allait se passer : le pansement provisoire, l’ambulance, l’hôpital, l’anesthésie, etc…. Il est revenu avec un gros pansement, et je n’ai plus eu le droit d’être dans sa main pendant quinze jours…

La fille de treize ans, elle est douce aussi, mais l’expression correcte serait peut-être plutôt biaiseuse ou fuyante. On dirait qu’elle a peur de moi, elle ne me prend jamais franchement, fermement. C’est « du bout des doigts ». On dirait qu’elle ne veut pas vraiment prendre les choses en main, qu’elle veut toujours me laisser la possibilité de partir de travers, voire de m’échapper. Peut-être que c’est son humour, sa fantaisie à elle, de couper les choses toujours un peu en biais, et avec une part d’imprévu, de surprise. Mais je ne trouve pas ça très agréable. Et puis elle est difficile à comprendre, je n’arrive même pas à savoir si elle est contente ou pas, c’est pénible.

Le pire, c’est le fils aîné et ses vingt ans. Lui au contraire, je sens bien qu’il me prend « à pleine poigne »… et qu’il aimerait ne jamais me quitter. D’ailleurs, il s’entraîne au Close Combat, et rêve de partir à l’armée dans les commandos Marine. Je ne sais pas d’où lui vient cette agressivité permanente, en tout cas elle me traverse comme une décharge électrique. Et il me fatigue. Après avoir été dans sa main, je suis bien content de me reposer une journée dans le tiroir. Pourtant, j’aime bien couper, trancher, c’est ma vocation. Mais justement, couper franchement, sans histoire, sans en rajouter. Lui, il a une énergie retenue, mais qui ne passe pas complètement à l’acte, et ça m’épuise, ça me vrille.

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