Retour à la scène

Sur l’herbe grasse, les clochettes couchées par le vent semblent embrasser leur ombre. Il va faire chaud et déjà, au pied de l’arbre, la cisaille des grillons perce le silence. Tout le village a été averti, ce soir il y a spectacle. A la salle des fêtes, tout à l’heure, ça s’agitera derrière le rideau de scène. Il y a beaucoup à préparer pour le bal et pour le concert qui le précédera.
Chez lui, le jazzman vient de se lever ; les ombres chinoises s’animent sur la surface blanche de cette journée qui marque son retour. Pour renouer avec sa passion de jeunesse, il a choisi ce village du Morvan dans lequel il passe ses étés depuis… vingt ans maintenant. Il profite du petit matin pour ouvrir en grand les fenêtres ; après il fermera jusqu’aux volets pour préserver la fraîcheur apportée par la nuit. Sa clarinette repose dans son étui. Ce n’est pas le jour du spectacle qu’il faut s’entraîner ; il prendra juste trente minutes pour s’échauffer avant le lever de rideau, c’est le meilleur conseil que lui a donné son premier maître du jeu et il ne l’a jamais oublié. Il y a déjà pensé : ce matin, il va rejoindre le haut des collines par le Hameau des Joncs avant de redescendre vers le village en contournant la Ferme des Bidets. Il aura le temps de se préparer mentalement. C’est qu’il n’est pas un artiste accompli et de savoir qu’il sera écouté et peut-être applaudi lui donne un trac fou. L’art vit, se répète-t-il comme un mantra. Et je suis vivant, ajoute-t-il en se versant une tasse de thé. Il touche sa barbe au poil soyeux et allume son téléphone blanc. Bingo, un message de Gena qui lui souhaite le meilleur pour ce retour à la scène. Il lui envoie des petits cœurs. Il glisse l’appareil dans sa poche en se promettant de ne pas le rallumer avant le soir. Il veut être tout entier présent à sa journée. L’écho de l’ailleurs est capable de masquer le soleil, il le sait très bien. C’est comme ça qu’il a renoncé à la musique quand celle-ci aurait pu rester le centre de son existence. Il respire profondément, sort la marmelade du frigidaire et coupe deux tranches de pain. Il jette un œil au tableau mauve, l’un des derniers de Rebecca. Une ombre se glisse dans son regard. Vite, il avale son petit déjeuner et noue ses chaussures.

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