Ils sont douze

Collectionner. Amasser. Arrêter. Jeter. Recommencer.
Gautier collectionne les timbres parce que son grand-père lui a laissé de beaux albums reliés quand il est mort. Il a beaucoup plus de mal que son grand-père car les gens n’écrivent plus de jolies lettres, les gens n’envoient plus trop non plus de cartes postales de  leur lieu de vacances. Son grand-père lui avait dit : un timbre a plus de valeurs quand il est tamponné.
Gautier empile les albums de son grand-père, il respecte le classement qu’il en avait fait. Depuis la mort de son pépé, il n’avait pu ajouter aucun timbre.
Clotilde amasse, Clotilde entasse. Des vêtements, des bibelots, des livres. Elle écume les brocantes, les vide-greniers. Elle fait du shopping même quand ce ne sont pas les soldes.
Le corps de Clotilde a changé d’année en année, il a minci, il a grossi, il a minci à nouveau, il a regrossi, enfin il fait le yoyo comme on dit. Et Clotilde garde tous ses habits pour le cas où elle rentrerait à nouveau dans du 36, pour le cas où, par une opération du Saint-Esprit, une petite graine germerait dans son ventre.
Ce sont les seuls habits trop grands qu’elle garde vraiment, ceux qui sont stretch et qui font aussi « maternité ». Dès qu’elle perd deux kilos, elle s’affaire à plier et ranger dans une boîte les habits trop grands. Elle la met dans un coin pour le jour où elle ira à la friperie.
Solange divague. Elle voudrait que ça s’arrête. Que tout s’arrête. Le chaos incessant. Le bruit permanent. Elle voudrait que son prénom s’élève enfin dans sa signification la plus simple : un ange au soleil. Elle ne remarque pas que les toits ont séché. Ses yeux aussi à force d’avoir trop pleuré.
Simon jette les gravats. Il porte des sacs poubelle, il fait des allers-retours avec des brouettes pleines. Il a pété tous les murs pour refaire sa salle de bain. Il ne sait pas encore s’il va y mettre une baignoire ou une douche, peut-être les deux. Il n’a pas choisi non plus s’il allait mettre des petits ou des grands carreaux. Tout dépendra de son état de fatigue après la démolition. Cet état sera sûrement très temporaire s’il arrive à réchauffer du café dans le nuage de poussière blanche.
Daphné recommence, toujours et encore. On a beau lui dire, elle recommence toujours les mêmes conneries. Elle ne comprend pas comment faire pour se sortir de cet éternel recommencement. Elle en a parlé à sa psy. Rien n’y fait, elle recommence, elle y retourne, qu’espère-t-elle refaire comme il faut pour que l’histoire prenne la bonne tournure.
Miranda collectionne. Ce n’est pas une collectionneuse comme vous le pensez. Pas de timbres, de pièces anciennes, de carnets, non, non, non. Miranda voit grand, Miranda voit loin. Miranda collectionne les hommes. Robert et Pierre font partie de son tableau de chasse. Miranda collectionne, aime passionnément pendant une heure ou deux, s’attarde parfois trop longtemps si elle dépasse la semaine.
Suzanne est prof de yoga. Enfin, c’est son métier en ce moment. Ça le sera pour quelques temps jusqu’à ce qu’elle change d’avis, qu’elle prenne un autre chemin, un chemin indiqué par une flèche en bois, avec des lettres à moitié effacées à cause de la pluie, à cause de la mousse, à cause d’un serpent à sonnettes même.
Dans son dos, elle a un tatouage, un poignard avec quelques gouttes de sang, pour marquer au fer rouge les coups qu’elle a pris dans le dos.
Morgane est une enfant espiègle. Elle rit plus des yeux que des dents. En même temps, il lui en manque quelques-unes que la petite souris lui a échangées contre des pièces ou des billets. Morgane ne s’arrête jamais, elle joue, elle court, elle fait traîner la chaise jusqu’au placard à bonbons. Elle grimpe, se hisse sur la pointe des pieds, tend le bras. Victoire ! Elle en a pris une poignée. Dans sa chambre, elle a un petit tas de bonbons, une colline de sucreries, une montagne multicolore.
Nicolas arrête. Il met le point final. Il termine son histoire. Son manuscrit est dense, il comporte quelques ratures qui disparaîtront à l’édition. Nicolas en est certain, il a écrit un chef d’œuvre, il aura des prix, un Goncourt, un Renaudot, le prix Femina et même, ose-t-il rêver, le prix Nobel de littérature. Son ambition est grande.
Mme Josiane passe sa vie à jeter. Jeter les vieux journaux. Jeter les restes qu’elle n’a finalement pas eu envie de manger. Elle a jeté sa jeunesse au caniveau. Elle a jeté sa santé au bureau de tabac.
Dans la journée, elle jette aussi des coups d’œil impétueux derrière son voilage jauni par ses Gauloises.

Ils sont douze et chaque jour c’est la même rengaine, ça recommence.
Gautier pleure son grand-père. Clotilde attend l’enfant qu’elle n’aura jamais. Solange replonge dans une tristesse profonde. Simon casse sans jamais reconstruire. Daphné n’a toujours pas le flair pour les bonnes affaires. Miranda essaie de se rappeler du prénom des garçons. Robert et Pierre regrettent leur ménage à trois. Suzanne ne lâche pas prise malgré le yoga. Morgane grandit et perd ses rêves d’enfant. Nicolas est désœuvré, il voudrait commencer une histoire dans la vraie vie. Mme Josiane tousse, allume une autre cigarette.
Il y a trop de monde, ça donne le tournis. Ils sont douze. Il y a plus de filles que de garçons mais il y a toutes les générations, il y a des morts, il y a des vivants, il y a des morts-vivants.
A leur manière, ils collectionnent, ils amassent, ils arrêtent, ils jettent, ils recommencent. La machine est en panne. Le métro s’arrête au milieu du tunnel, dans le noir.
Une sonnerie stridente retentit. Le chauffeur annonce un grésillement puis « merci de ne pas forcer la fermeture des portes ». Ils sont douze dans cette rame. Ils ont de la chance de n’être que douze. Il y avait pourtant beaucoup, beaucoup de monde sur le quai. Comment se fait-il qu’ils ne soient que douze dans cette voiture ?
La lumière ne revient pas encore. Les esprits s’échauffent. Certains angoissent à l’idée de revivre le crime de l’Orient-Express dans le métro parisien. D’autres ferment les yeux, respirent, méditent. Suzanne ne fait pas partie de ces autres.
Morgane retient ses larmes, étouffe sa peur. Le monstre du placard prend-il aussi le métro ? Le métro tremble, s’affole. Les douze bloquent leur respiration tandis que les moteurs se relancent.  D’abord le retour d’une lumière tamisée. Les yeux scannent rapidement, aucun corps poignardé au milieu de l’allée. Une autre secousse, le métro tousse, crachote. L’électricité se fraye un chemin jusqu’au plus profond des entrailles mécaniques. La lumière blanche surgit et éblouit plus qu’un soleil d’été.
Le chauffeur annonce : « Je vous remercie d’avoir patienté, nous allons repartir ».
Repartir, c’est comme recommencer. On ajoute un re devant tous les verbes, c’est plus simple et on fait comme si c’était nouveau, un renouveau.
Rechercher. Retrouver. Recommencer. Repartir. Parce que quand on cherche tout court, on ne trouve rien. Quand on commence, c’est qu’on vient à peine de naître. Lorsque l’on renaît, on considère que l’on avait fini, terminé une vie avant. On reconsidère nos positions si toutefois on en avait au moins une avant. On reprend confiance, le pouvoir, notre destin en main. Est-ce à dire qu’on avait déjà pris tout cela ?
On repart de plus belle parce que c’est tout de même mieux que de repartir de plus moche. Et puis, quand on part, c’est pour toujours. On a beau nous chercher, entendre notre voix perchée. On n’est plus là, on est loin.
Le métro arrive en station. « Terminus, ce train ne prend plus de voyageurs ». Il les rejette comme il les a avalés. Ils recommenceront demain, ce soir même. Ils collectionnent les retards, ils amassent la misère urbaine, ils arrêtent de rêver, ils jettent leurs mouchoirs par terre, ils recommenceront demain.

Gautier se rend au cimetière. Sur la tombe, il supplie : Pépé, tu me manques tu sais mais je ne peux pas continuer après toi. C’est ça la vie tu m’avais dit, elle ne s’arrête jamais, elle ne se termine pas, elle continue dans ceux qui nous survivent. Pépé, je voudrais vivre, pas survivre.
Clotilde s’arme de son plumeau et caresse chaque étagère, chaque objet. Elle ne sait plus tout à fait d’où ils viennent. Ils sont là avec elle. D’un geste un peu brusque, elle fait tomber un ange déchu.
Solange met ses écouteurs dans les oreilles, elle s’enferme dans sa musique, elle se coupe du chaos et des bruits alentour. Elle danse en marchant. Elle se sent plus légère.
Simon a choisi, il prendra des grands carreaux comme ses cahiers à l’école. Il écrira sur les murs de sa salle de bain ses rêves les plus fous pour que, chaque matin, il s’en souvienne et se donne les moyens de les accomplir.
Daphné a pris une autre sortie ce matin. Elle a changé de chemin. Elle a pris le trottoir au soleil. Ce petit changement lui fait du bien. Demain, il faudra qu’elle pense à prendre ses lunettes de soleil. Ou pas.
Miranda se recoiffe. Dans le reflet, elle voit deux hommes approcher. Ils lui sourient, ils l’ont reconnue. Le cœur de Miranda s’emballe, elle reconnaît Robert et Pierre. Ils décident de s’asseoir prendre un café en terrasse.
Suzanne inspire, Suzanne expire. Le yoga ne la détend vraiment pas. Elle accélère le pas et se met à courir, à courir tellement vite, tellement fort qu’elle a l’impression de s’envoler. Son cœur bat, il ne saigne plus, il lui dit de continuer le combat, autrement.
Morgane va à l’école, elle a un peu mal au ventre. Elle a mangé trop de bonbons, elle le sait mais elle est gourmande. A la récré, elle joue à chat perché, ses copines la cherchent, ne la trouvent pas, elle est montée très haut dans l’arbre. Les pompiers arrivent et la récupèrent comme un petit chat. Ils sont grands et impressionnants pour Morgane mais elle s’est bien amusée. Elle a touché le ciel.
Nicolas bouscule Mme Josiane. Elle bougonne « Vous pouvez pas faire attention jeune homme, c’est pas une éducation !’. Il lui rétorque : « Vous avez lu Harold et Maud ? »

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