Tentatives

Au dos, il y a des maux qu’il ne veut pas montrer, c’est pour ça qu’ils sont derrière lui. Il souffle sur ses mains, ses doigts sont meurtris par le froid alors que le ciel est bleu et que le soleil brille en cette veille de printemps.
Il espère que le changement de saison va apporter du renouveau. C’est une promesse faite et refaite, c’est une croyance répétée année après année. Chaque année, chaque mois, chaque semaine, chaque jour, chaque heure, il se demande où est le bonheur.
Il avait essayé de vivre chaque instant comme si c’était le dernier, il avait aussi essayé de rêver pour adoucir ses peines. Vivre ou rêver n’avait pas été le bon chemin pour trouver le bonheur.
Dans son dos, les maux pèsent toujours plus lourds.
Antoine retourne sa veste. Sa dernière chance pour cacher les maux d’avant. Sur son dos, des mots tatoués, des mots gravés à l’encre bleue, des dates aussi qui ont marqué sa vie.
Antoine erre d’un pavé à l’autre, il longe la Seine quand il peut, surtout quand il pleut. Aujourd’hui, la Seine ne l’appelle pas, il ne pleut pas, pourtant, pourtant, il aimerait s’en approcher dangereusement. Il voudrait changer ses idées sombres, trouver quelque chose, quelqu’un qui pourrait exciter sa curiosité, lui donner un sursaut.
Il tente d’ouvrir les yeux plus grands, d’observer ce qui se passe autour de lui. Il entend une perceuse au loin, il y a tellement de travaux partout, des trous partout que ce bruit ne l’étonne même plus. Il se penche vers des parterres de fleurs à peine plantés. Il cherche d’où vient le bourdonnement. Ça y est, elles butinent. Il en a compté trois qui s’attellent à la tâche.
Antoine s’en fout, il aurait aimé que ce moment dans l’infini petit l’apaise, l’emporte dans un monde loin de tout, loin des maux dans son dos.
Il repense à David et à leur voyage en van en Suède. C’était il y a tellement longtemps, un temps où il était innocent, un temps où les blessures d’avant n’existaient pas encore puisqu’il n’avait que la vie devant.
Antoine se souvient de Romain, de Jérôme. Il n’avait pas voulu aller les voir à l’hôpital, c’était trop loin, c’était trop vrai. Il s’était raccroché à leur dernière photo bras sur les épaules l’un de l’autre avec un petit message qui va bien : « salut poto, mets de la bière au frais, on rentre bientôt ». Antoine n’était pas non plus allé à la mise en bière.
Antoine se souvient de Thaïs. Elle aimait lire à l’ombre de l’acacia. Elle ne parlait pas beaucoup, elle ne faisait que lire. Elle tournait les pages les unes après les autres. Un matin de giboulées, elle avait tourné celle d’Antoine sans un mot, sans une explication.
Antoine a mal à la tête, ça tourne trop vite, trop de souvenirs douloureux l’assaillent. Il ne sait pas comment il est arrivé tout en haut. Il vacille, il pleure mais ne tremble pas. Il avait déjà élaboré plusieurs plans, il n’était jamais allé jusqu’au bout. Toujours quelque chose ou quelqu’un l’en avait empêché, l’en avait dissuadé.
Antoine balaye la mouche qui lui tourne autour. Elle le déconcentre de son objectif. Elle insiste comme si elle voulait lui dire quelque chose au creux de l’oreille. Que voulait-elle lui dire ? : Vas-y, saute pov’ con ! Ou essayait-elle de gagner du temps ?
Ils sont arrivés en nombre en bas de l’immeuble. Tous avec leur portable pointé en l’air, sur lui. Ces quidams veulent un moment de gloire et se prennent pour des journalistes. Le cœur d’Antoine s’emballe. Il revoit Romain et Jérôme. Ils y ont laissé leur vie, loin d’ici, dans un pays pourri et ces cons en bas, ils croient vraiment que c’est ça la vie ?
Antoine entend : il va tomber ! Il va tomber ! C’est scandé comme des applaudissements. Antoine a horreur de se donner en spectacle. Ce ne sera pas pour cette fois. Les sirènes hurlent, les portières claquent, il y a un ramdam pas possible.
Antoine traverse la foule, personne ne le reconnaît, ils ont tous la tête en l’air, le cherche sur chaque arête de l’immeuble. Il se faufile, il entend : il est tombé, il est sûrement tombé. Ben non du con, vous avez foutu en l’air mon plan du jour, pense Antoine.
Il marche le dos voûté, les maux sont lourds, imposants, en plomb, en béton armé. Impossible pour lui de s’en débarrasser. Seul partir en même temps que ces maux lui avait paru être la solution.
Antoine prend une rue transversale. Il s’éloigne de ces charognards attirés par l’odeur de la peur. Il pioche des bribes de maux, la solution est peut-être ailleurs. Les prendre un par un, et même ne pas les prendre en entier.
Pourquoi sont-ils gravés, pourquoi ne s’échappent-ils pas d’eux-mêmes, pourquoi insistent-ils pour rester ? Antoine a beau dire qu’il n’en veut pas, qu’il n’a pas besoin de cette douleur, de cette profonde tristesse. Chaque moment malheureux de sa vie s’agrippe, s’accroche, se sédimente sur ses os, sur son corps meurtri.
Antoine est au bord de l’explosion, juste au bord. Il sait que la mèche ne prendra pas, il n’a plus de jus. Il voudrait ne plus penser, ne plus se souvenir. Il voudrait tout effacer, même les rayons de soleil qui ont tenté une percée, même les promenades dans les bois à la recherche des premières fraises, même les sourires qui lui ont un jour tendu la main.
Antoine n’en peut plus, il a vécu une vie, dix vies, aucune ne lui a réussi. Toujours on en revient à ça, toujours on se pose les mêmes questions : où est le bonheur ? Comment réussir sa vie ? Toujours les mêmes déceptions, toujours on pioche, on pioche, on creuse, on creuse et aucun trésor ne sort rempli d’or.
Antoine est dans une impasse. La glycine pend et dégage une odeur qui sort Antoine de sa torpeur. L’étau se resserre, il n’y a aucune issue. La glycine l’encercle, la glycine l’étouffe, la glycine l’étrangle. Antoine est tétanisé, il suffoque. Il entend des pas sur des marches métalliques, des talons cinglants qui résonnent dans cette impasse sombre et morne.
Plus un bruit. Il se penche en avant, tente de retrouver son souffle, une main sur le cœur, un bras ballant. Antoine peine à se redresser. Il sent le poids des coups dans ses côtes, dans son ventre, son dos ne le supporte plus. Il met un genou à terre.
Une mouche virevolte. Est-ce la même que tout à l’heure ? Il n’a plus la force de l’expulser de son espace. Elle frétille, elle bat des ailes impunément. Elle susurre : lève-toi et marche. Antoine pose une main au sol, l’autre. Il halète bruyamment.
Il sent une présence derrière lui. Un fantôme du passé. Thaïs lui sourit, le visage pâle. Vas, lui murmure-t-elle. Il se lève péniblement. C’est par là, souviens-toi, ajoute-t-elle. Il s’appuie sur le mur de pierre, il déplace la glycine et tâtonne sur chaque pierre du mur. Il sent enfin la plaque, il dégage la glycine et caresse les noms. Sur la plaque, inscrits en lettres dorées, les mots et leurs noms : ici vécurent Romain Dauphin et Jérôme Rigoleur, morts au combat. Les dates n’étaient pas mentionnées, ni celles de leur naissance, ni celle de leur mort. Antoine les porte sur son dos, Romain sur son épaule droite, Jérôme sur son épaule gauche.
Ses yeux sont secs, plein de colère mais ses lèvres luttent dans un sourire franc et fier. Mes potos, mes frérots, vous me manquez si vous saviez. Thaïs, tu me manques aussi, pourquoi es-tu partie ? Antoine se tourne, ne la trouve pas. Etait-elle vraiment là ?
Le silence l’absorbe, le réconforte. La glycine chatouille Romain et Jérôme à chaque appel du vent.
Antoine prend une profonde inspiration pour sortir de l’impasse. Il pioche des maux petit à petit, il espère ainsi trouver une issue favorable, une fin positive et douce. Il pioche, rien ne vient. Son cœur bat sourdement, il l’entend jusqu’au bout de ses doigts toujours meurtris par le froid.
Il pioche des maux et se souvient de visages accueillants, de médicaments. Il pioche des maux et remonte sa peur de l’eau. Il pioche encore et encore. Mauvaise pioche ! Ce n’est plus son tour.
La mouche insiste, est-elle aussi conne que lui pour ne pas savoir par où sortir ? Comme elle, il n’est pas passé par la fenêtre ouverte. Comme elle, il ne s’est pas noyé dans l’eau saumâtre du fleuve. Comme elle, il a aussi le vertige. Comme elle, il ne voit rien, rien devant. Comme elle, il attire la merde. Comme elle, sa vie ne tient qu’à l’échec de mains qui claquent, à côté de la plaque.
Antoine pioche des maux. Il les soigne un par un. Il pioche et fait un pas de côté. Bonne pioche ! Enfin une bonne nouvelle. Enfin une porte qui s’ouvre. Enfin la lumière.
Antoine sort de l’impasse, il est ébloui par le soleil bas qui se couche. La rue est calme, déserte. La mouche se pose sur sa tête, dans sa chevelure dense. Elle compte sur lui pour avancer. Il y a un bassin dans la maison qui fait l’angle. Antoine entend une grenouille coasser sur un nénuphar. La mouche se marre, elle a échappé à son prédateur.
Antoine est perdu, il ne sait pas quel chemin prendre maintenant qu’il est sorti de l’impasse. Revenir sur ses pas ne lui semble pas être une bonne idée. Il le sait, là-bas, d’où il vient, il y a la tempête, il ne veut plus y retourner.
Marcher tout droit, c’est ce qu’on lui avait toujours dit de faire lorsqu’il était perdu. Ses jambes le portent, il se redresse, elles s’affolent et s’élancent, son corps court droit devant. Antoine ne sait pas combien de temps ça dure, il sait juste qu’il se sent vivant. Il court de toutes ses forces, il vit une expérience folle. Il ne fatigue pas, il ne fatigue plus, plus il court, plus il reprend du poil de la bête.
Son cœur bat violemment, il sort de sa cage thoracique pour prouver au monde qu’il a du jus, encore des pulsations à émettre.
Antoine se retrouve en bord de Seine, le corps baigné de transpiration. Il essuie son front du revers de la main. Tu vois, confie-t-il, il ne pleut pas aujourd’hui pourtant je suis là.

Ce contenu a été publié dans Atelier Petits papiers. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.