Je n’avais jamais suivi Hortense dans la cuisine. Je la laissais faire. J’avais confiance ou étais-je juste paresseuse ? Elle partait de bon matin au marché et rapportait des légumes, des épices, de la viande, du poisson , des fruits. Une fois qu’elle avait tout rangé, elle ressortait ce qui l’inspirait et se mettait en cuisine. Laver, éplucher, couper en petits morceaux. De temps en temps, elle jetait un œil sur la recette, jamais elle ne la suivait à la lettre.Et, pendant que je lisais ou jouais, elle œuvrait.
Ce jour-là, quand elle eut terminé d’éplucher tous les légumes sur la double feuille de papier journal de la semaine précédente, au moment de faire une sorte de paquet prêt à être livré à la poubelle, son regard fut attiré par le gros titre de la dite feuille de journal.
MA TA SA écrit en capitales et en gras.
La curiosité chatouillée, elle jeta un rapide regard vers l’horloge accrochée au dessus du fourneau pour confirmer qu’elle avait le temps de lire l’article sous cet énigmatique MA TA SA.
Non décidément, ce titre accrocheur n’aurait pas raison de son organisation. Elle devait d’abord mettre le repas en route. Pas de dérogation, elle aurait le temps de lire pendant que les légumes cuisent. De fait, au lieu de les faire sauter dans la poêle comme initialement prévu, ce qui aurait demandé son attention, elle décida de les faire cuire au four. Elle aurait ainsi un peu de temps pour lire.
Elle dut faire de la place sur la table en prenant soin de ne pas déchirer la feuille de journal fragilisée par l’humidité des épluchures.
MA TA SA, ces 3 syllabes intriguaient. C’est quoi ? Une ville dans un pays lointain ? Elle avait lu qu’aux Philippines, il y avait plus de 7000 îles dont certaines inhabitées. Mais que suis je bête se dit- elle, si c’est une île inhabitée, que veux tu qu’il s’y passe pour en faire un gros titre dans un journal français ?
Allez presse toi de couper les légumes et de les mettre au four pour savoir ce qui se cache derrière ces 3 onomatopées.
Pendant qu’elle débitait les légumes, son regard passait en revue ce qu’il lui restait à faire. Sur le guéridon près de la fenêtre la lampe orange rapportée d’une brocante semblait vouloir être allumée pour mieux nimber de lumière l’enveloppe grise et rose. La dernière fois qu’une telle enveloppe était arrivée, elle contenait quelques mots griffonnés de Daphné, sur un morceau de carton. La fille aînée, celle dont on ne parle pas, celle qui est partie, celle qui a refusé le mariage arrangé.
Que peut contenir cette enveloppe grise et rose ?
Ton cerveau va exploser, couper les légumes, en voulant aller vite pour savoir ce que MATASA, MONTONSON, et tutti quanti sont, tout en se triturant les neurones sur le contenu de cette enveloppe. C’est bien ma veine si je ne me coupe pas un doigt.
Et mince ! Fallait pas y penser.
Avec ce couteau rapporté du Japon, un couteau qui coupe bien, vraiment bien, un moment d’inattention et hop un bout de chair. Elle n’a rien senti au début, c’est en voyant les pommes de terre changer de couleur , comme si elles devenaient rouges devant la chair offerte de son doigt. Bref, ça pissait le sang.
Silence on souffre, et on souffle.
Action – Réaction – un torchon, vite. Compression – Robinet – Eau froide – Torchon – Y’a jamais ce qu’il faut.
Il ne faut pas que la petite voit le sang, elle va hurler, pleurer, courir partout, elle va se cogner. Je ne pourrais pas m’occuper d’elle avec ce doigt qui se vide de son sang. Et en plus, elle risque de tomber dans les pommes.
Non, non, non, et non. Silence on souffre. On souffre en silence.
Torchon, où es tu ?
J’ai besoin d’un torchon.
En comprimant son doigt avec les doigts de l’autre main, elle se déplace en cherchant des yeux un torchon salvateur.
Salvateur mais introuvable. Bigre ! Salopard. Où te caches tu ?
En poussant les sacs de provisions du coude, elle a du relâcher la pression sur le doigt saignant (c’est drôle ça, doigt saignant, on se croirait au resto. Pour le doigt de Madame, ce sera quelle cuisson?)
Bref, le liquide rouge dégouline sur la table, sur les épluchures des légumes, sur … NON, NON ! NON la feuille de papier journal.
Celle-ci rosit, rougit. Les caractères se délitent sur des petits morceaux de papier journal (c’est vraiment pas de la bonne qualité le papier journal, ça doit être pour ça qu’on s’en sert pour les épluchures) et les petits morceaux de papier se mettent à glisser sur la table recouverte de l’eau qui a servi à nettoyer son doigt comme de fragiles embarcations dont certaines ont des épluchures pour passagers.
Trêve de poésie à 2 balles.
MA Qué ! Mais c’est la merde !
Non seulement je me suis amputée d’un morceau de doigt, mais TA fille nous envoie une enveloppe grise et rose et dieu sait ce qu’elle nous annonce et SAperlipopette je ne saurais pas l’histoire qui se cache derrière MA TA SA.
C’est une journée où je pourrais faire tourner la terre à l’envers.